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La sociolinguistique et l'Italie
28 mars 2012

Italie: territoire plurilingue et resistance linguistique: l'italien langue maternelle?

                            Quel est le statut exact de l’italien pour les locuteurs ? Est-il langue nationale ? Langue seconde ? Langue maternelle ? Comment cette langue s’est-elle réellement imposée auprès du peuple ? Les politiques linguistiques nationales suffisent-elles dans un État aussi régionaliste ? Durant la période post-réunification l’italien est encore très impopulaire et la majorité des locuteurs est encore largement analphabète. La diffusion de la nouvelle langue aux enjeux nationaux se heurte à l’ignorance du peuple. L’enquête Lombros-Carrara menée en 1906 sur l’incompétence linguistique des italiens révèle que les locuteurs ont encore de nombreuses lacunes. Il s’agit d’une enquête directe auprès de 43 hommes et femmes du monde ouvrier auxquels on demande la signification de certains mots italiens. Par exemple le mot « indigeno1 » n’est connu par aucun des sondés, le mot « igiene » est identifié par trois personnes seulement, « polo » par 5 personnes. L’analphabétisme et la lente progression de l’italien n’encourage pas les locuteurs à apprendre la nouvelle langue. Le dialecte est encore largement utilisé. Il faut aussi souligner que les politiques éducatives menées par Manzoni ont contribué à instruire de nombreux enfants à la fin du XIXème mais que la grande émigration italienne vers l’Europe du Nord et les États-Unis quelques décennie plus tard concerne directement ces jeunes locuteurs. Ce phénomène migratoire en masse n’a pas favorisé l’imposition rapide de la langue sur le territoire. Ce n’est qu’à l’arrivée de Mussolini au pouvoir que l’italien s’impose définitivement comme langue commune. Mais cela ne signifie pas qu’elle est toujours la langue première des locuteurs. En effet l’Italie est toujours divisée en dialectes, problème majeur auquel se confronte la politique linguistique italienne. Dans la plupart des cas il ne s’agit pas de variations diatopiques ou de régionalismes mais bel et bien de langues étrangères qui se distinguent nettement de l’italien (phonétiquement, syntaxiquement et au niveau du lexique). Je vous propose maintenant d’analyser quelques statistiques à propos de leur emploi:

 

1955

1988

1995

Italien

10%

38%

44,4%

Italien et dialecte

24%

48%

48,7%

Seulement dialecte

66%

14%

6,9%

(de Lorenzetti, L., 2002, L’italiano contemporaneo, Roma, Carocci: p. 22)

 

Ce tableau montre un grand intérêt sociolinguistique pour notre étude. On constate qu'en 1955, 66% de la population italienne parle seulement en dialecte contre 6,9% en 1995. La baisse de cet emploi est majoritairement due au fait que l'université s’est démocratisée, que l'Italie s'est européanisée et qu’elle s'est ouverte au niveau international. En 1955, seulement 10% de la population parlait exclusivement en italien contre 44, 4% en 1995. Cela prouve que malgré l'unification de l'Italie en 1861 la population italienne ne se considérait pas comme telle, mais plutôt comme faisant partie d'une région ou d'une province, et cela d'un point de vue à la fois historique et culturel. En 1995, 48,7% de la population parlait l'italien et le dialecte de leur région, il s'agit de la majorité. Malgré une grande avancée de la langue italienne, on constate que le dialecte n'est jamais totalement abandonné. Il fait partie entière de la vie et de la culture de chacun. En Italie la variation diaphasique est la plus courante. Les locuteurs selon la situation de communication et son degré de formalité choisit l’une ou l’autre des langues présentent dans son répertoire langagier personnel. Nous avons donc à faire à un bilinguisme collectif de type vertical, c’est-à-dire la pratique d’une langue officielle et parallèlement d’une variété régionale ou d’un dialecte. Selon le modèle de Fishman on pourrait parler (dans la majorité des cas) d’un phénomène de Bilinguisme et de Diglossie, c’est-à-dire que les membres de la société connaissent à la fois la variété haute (l’italien) et la variété basse (le dialecte). Cela créer d’ailleurs quelques problèmes d’insécurité linguistique et des conflits de représentation linguistiques au sein de la communauté. Il est par exemple difficile d’obtenir un travail pour les locuteurs ne parlant que le dialecte, ces derniers étant souvent considérés à tort comme des « ignoranti ». Dernièrement, une campagne publicitaire de la RAI2 (à l'occasion de l’anniversaire de l'Unification) a fait scandale et a été accusée d'offenser les dialectes et leurs locuteurs. Elle montrait des scènes avec des italiens s'exprimant dans leur dialecte et des interlocuteurs contrariés et embarrassés. La publicité semble affirmer que l'Italie dialectale d'il y a 150 ans n'était pas aussi digne qu'aujourd'hui et nie l'aspect historique et patrimonial du dialecte sur le territoire. Cela montre parfaitement que certains locuteurs risquent de souffrir d’insécurité linguistique et que l'Italie se dirige vers une normalisation linguistique incompatible avec son histoire et sa situation actuelle.

 

Parler en dialecte en famille selon les zones géographiques. (de Grassi, Sobrero, Telmon 2003)

 

1974

1982

1988

1995

2000

Nord-Ouest

34,8%

29,0%

19,2%

15,0%

11,1%

Nord-Est

55,2%

53,2%

51,0%

33,8%

27,3%

Centre

23,7%

14,7%

19,0%

11,5%

8,5%

Sud - Îles

52,2%

45,2%

42,2%

32,1%

26,1%

 

Ce second tableau nous indique un autre point dans notre étude. L'usage du dialecte dans le contexte familial (microcosme résistant à la norme sociale) est un fait important qu'il faut pleinement considérer. La famille parle souvent la langue non officielle, non scolaire, et résiste face aux pressions sociales nationales. On remarque que dans les régions du sud et du nord-est de l'Italie, le dialecte conserve un emploi considérable. C'est dans ces zones que l'on trouve le plus d' isole linguistiche (enclaves linguistiques) qui sont des territoires de petites dimensions et isolés linguistiquement (Communes de Walser, Val d'Aoste, Piémont, Provinces de Bolzano et Trente pour le Nord; provinces de San Vito et Faeto dans les Pouilles, province de Enna en Basilicate, de Isili en Sardaigne, etc.). L’italien s’est imposé dans les interaction extra-familiales pour un fait d'insécurité linguistique. Parler en dialecte implique une certaine situation et un certain cadre linguistique, par convention, on parlera italien avec un inconnu et en dialecte dans un contexte moins formel mais bien plus quotidien. L'italien reste la langue de l'école, du travail et de l'administration, mais le dialecte est celle de la socialisation, du quotidien. On constate donc qu'en Italie une grande majorité de locuteurs résistent face à la norme. Si les dialectes sont toujours présents dans le quotidien de la population italienne, il est donc nécessaire de formuler des lois qui les protègent, qui protègent leurs locuteurs, leurs transmissions et leurs usages. La diversité peut prendre une telle ampleur que les locuteurs risquent des tensions sociales. Ainsi, la politique linguistique italienne tente de garantir une certaine protection des langues minoritaires et des dialectes parlés sur le territoire. C’est ce que Jean-Louis Calvet appelle la « gestion in vitro », c’est-à-dire quand les variations sont soumises à un contrôle de la part des autorités politiques.

1« indigeno : indigène » / « igiene : hygiène » / « polo : pôle »

2Vous trouverez les différentes vidéos à cette adresse : http://tv.repubblica.it/copertina/spot-rai-per-l-unita-d-italia-offendono-i-dialetti/58132?video=

 

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Je vais relayer cette article sur le site Internet de l'Observatoire européen du plurilinguisme ainsi que sur notre page Facebook : https://www.facebook.com/pages/European-Observatory-for-Plurilingualism/134934323274038?ref=tn_tnmn
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  • Passionnée par la sociolinguistique, j'ai créé ce blog pour partager des informations et discuter des politiques linguistiques en Italie.Votre contribution est la bienvenue! Sabira Kakouch PS: il est recommandé de citer les réfèrences de ce site (merci!)
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